B11. Les tentations / Bible Ancien-Testament
La transgression d’Adam et Eve
Gn 3,1-6 :
1 Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit à la femme : « Alors, Dieu vous a vraiment dit : “Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin” ? »
2 La femme répondit au serpent : « Nous mangeons les fruits des arbres du jardin. 3 Mais, pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez.” »
4 Le serpent dit à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !
5 Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »
6 La femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence. Elle prit de son fruit, et en mangea. Elle en donna aussi à son mari, et il en mangea.
7 Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. Ils attachèrent les unes aux autres des feuilles de figuier, et ils s’en firent des pagnes.
Vocabulaire :
Questions :
Commentaire :
Pourquoi chaque être humain est-il mystérieusement attiré par le mal ?
Il y a deux arbres dans le jardin d’Éden, qui symbolisent le bonheur auquel l’humain est appelé : l’arbre de vie, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. L’arbre est un symbole de la communion entre les deux mondes : celui d’en haut où habite Dieu et celui d’en bas où habitent les humains.
L’interdit divin que nous trouvons dans le récit, a pour but de susciter le désir de la connaissance du discernement. Le serpent symbolise le féminin et la sagesse. La femme trouve appétissant le fruit de cet arbre. Par sa transgression de l’interdit divin, elle assure l’obtention d’un niveau de conscience marqué par l’ambiguïté de la vulnérabilité. Cette fragilité (« la nudité » relatée dans le récit) est alors perçue comme constitutive de la personne. Soulignons encore la solidarité du couple qui consomme ensemble le fruit interdit pour atteindre un autre niveau de conscience.
Le serpent (v. 1) symbolise le mal, qui n’est pas l’opposé du bien dans le classement de la morale. Le mal caractérise l’homme sans Dieu. C’est cette pente qui nous entraîne hors du Royaume. C’est une lecture religieuse au second degré de l’expérience humaine. Le serpent est le plus rusé des animaux des champs, il ment par excès (tous) et transforme l’interdit en l’amplifiant.
La tentation (vv. 4-6) : après l’objection de la femme, l’invitation du serpent devient plus insistante et il démasque sa vraie nature. Ce qui est en jeu, c’est que l’homme se fasse dieu : il ne s’agit pas seulement de manger d’un fruit ou d’avoir la connaissance, mais de se faire dieu comme Dieu : la créature veut devenir comme le créateur.
Le malaise de l’homme (vv. 7-13) : la désobéissance, devient source de malaise. L’homme devient peureux face à Dieu et renvoie la faute à l’autre.
La sanction (vv. 14-24) n’est ni la mort ni la malédiction mais l’exclusion du jardin. Cette « sanction » touche toute l’humanité à venir. Jésus va à nouveau ouvrir les portes du royaume par sa mort et sa résurrection.
Dans ce récit de la création Dieu est comme un potier qui du sol tire et modèle l’homme.
Le récit est construit en U (A,B,C,D,C’,B’,A’)[1] avec le centre 3,6-7 où se noue le renversement.
Des jeux de mots :
Les sages aiment faire réfléchir en jouant sur les mots :
- Adam = humain et adamah = sol, terre (2,5)
- ish = homme et ishshah = épouse (cf 2,23)
- arom = nu (2,23) et aroun = rusé (3,1)
- Hawvah = Ève et hayyah = vivre (3,20)[2]
L’arbre de vie et de la connaissance du bien et du mal
Selon la tradition juive, l’arbre de vie n’est autre que la parole de Dieu donnée au Sinaï, la Loi.
Car la Loi est arbre de vie pour tout homme qui l’étudie et celui qui observe ses préceptes vit et subsiste comme l’arbre de vie dans le monde à venir. La Loi, pour ceux qui la pratiquent en ce monde, est bonne comme le fruit de l’arbre de vie. Extrait de : Targum Neofiti sur Gn 3, 24, traduction de R. Le Déaut.
L’arbre de la connaissance du bien et du mal
Pour saint Augustin et pour l’ensemble des Pères de l’Eglise, l’arbre de la connaissance du bien et du mal ne possédait pas par lui-même des propriétés maléfiques. Le mal vient de l’homme et de sa transgression de l’ordre divin.
Assurément, celui-ci aussi était un arbre visible et corporel, comme tous les autres arbres. Que ce fut un arbre, on ne doit donc pas en douter ; mais il faut rechercher pourquoi il a reçu ce nom. Or, pour moi, à bien considérer la chose, il m’est impossible de dire combien me plaît l’opinion selon laquelle cet arbre était dépourvu de tout fruit maléfique – car celui qui avait fait tout très bon n’aurait pas placé dans le paradis quelque chose de mauvais – mais que le mal a été pour l’homme la transgression du précepte divin. […] Ce arbre n’était donc pas mauvais, mais il fut appelé l’arbre de la science du bien et du mal, pour la raison suivante : si, après se l’être vu interdire, l’homme mangeait de son fruit, c’est en lui que résidait la transgression future du précepte divin, par laquelle l’homme apprendrait, en faisant l’expérience du châtiment, quelle différence il y a entre le bien de l’obéissance et le mal de la désobéissance. Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, VII, 6.
S’interrogeant à son tour sur le nom ambivalent de cet arbre, saint Grégoire de Nysse y voit la preuve que le mal, aux yeux de l’homme, prend souvent l’apparence du bien.
Donc l’arbre qui produit cette connaissance mélangée est parmi les choses interdites. Un mélange d’éléments opposés compose ce fruit, dont le serpent est le défenseur. Peut-être la raison en est-elle que le mal ne se présente jamais dans sa nudité, tel qu’il est réellement. Le vice serait sans efficacité, s’il ne se colorait pas de quelque beauté excitant le désir de celui qui se laisse tromper. En tout cas, à nous, le mal se présente toujours sous forme de mélange : dans ses profondeurs, il tient la mort comme un piège caché ; mais par une apparence trompeuse, il fait paraître une image du bien. Dès l’abord [les fautes] semblent désirables et sont recherchées comme un bien à la suite d’une tromperie par ceux qui n’y regardent pas de près. Puis donc que la plupart mettent le bien dans ce qui charme les sens et qu’un même mot désigne le bien réel et le bien apparent, le désir qui se porte vers le mal comme si c’était un bien, est appelé par l’Écriture la « connaissance du bien et du mal », ce mot de connaissance voulant exprimer cette disposition intérieure et ce mélange. Grégoire de Nysse. La Création de l’homme, 20, Sources chrétiennes n°6. cié dans BIBLIA N°2, Au commencement…, p. 13
Ce deux arbres sont l’image des caractéristiques de Dieu lui-même : l’immortalité (arbre de vie) et la sagesse illimitée (connaissance du bien et du mal), ils n’ont pas d’abord une connotation morale, mais bien plus profondément marquent la différence entre Dieu créateur et l’homme créature, que seul Dieu lui-même peut nous faire franchir.
L’homme[3] est rendu responsable du jardin : cultiver, garder et pour cela il reçoit un commandement : la Parole (en référence au 10 paroles créatrices du monde Gn 1 et les 10 commandements créateur de l’alliance Ex 19,1 ss) créatrice de l’homme dans sa distinction ontologique avec Dieu. L’homme n’est pas Dieu, la créature n’est pas le créateur voilà ce que signifie l’interdit « tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal » qui est une mise en garde : « sinon tu mourras ». L’homme ne peut pas par lui-même devenir Dieu (par nature), c’est Dieu (par grâce) qui le rend semblable à Lui. (cf St Irénée : la gloire de Dieu c’est l’homme debout, vivant [4]). Adam et Eve s’emparent par eux-mêmes de ce que Dieu veut leur donner par grâce, voilà leur faute.
L’homme est fait pour vivre en fraternité, communauté (« il n’est pas bon que l’homme soit seul » v 18) il découvre l’entraide (« une aide qui lui ressemble » v 18). L’homme se distingue des animaux (par sa raison) (v. 19). La distinction homme et femme est voulue par Dieu, qui préfère les différences et les distinctions invitant à la communion (« tout deux ne feront plus qu’un » v24) plutôt que l’uniformité et l’union portant à la confusion (cf Gn 11 : Babel)
Le sommeil revient souvent aux moments clefs de la rencontre entre Dieu et l’homme il signifie certainement cet endormissement des sens pour que l’homme ne puisse mettre la main sur Dieu (s’approprier, se prendre pour) et entre dans une totale disponibilité à l’action de Dieu.
La femme est tirée de la côte d’Adam pour être côte à côte (vis à vis = jeu de mot) cela signifie cette égalité ontologique et originelle de l’homme et de la femme (« c’est l’os de mes os, la chair de la chair »)[5].
La nudité n’a aucune connotation sexuelle dans l’A.T.[6] elle signifie d’abord l’état originel de l’homme qui n’est pas encore entré pleinement dans la conscience de soi. La transgression de l’interdit de Dieu (Gn 3) donne à l’homme sa pleine conscience de soi comme homme pécheur (cf « leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus » 3,7). La nudité devient alors le signe extérieur du péché.
Le serpent
Cet animal a tenu un rôle important dans les mythologies du Proche-Orient ancien. En Egypte il luttait pendant la nuit avec le dieu soleil pour l’empêcher d’apparaître, et il représente même une divinité. En Canaan il était un symbole sexuel dans certains cultes. En Mésopotamie, d’après l’épopée de Gilgamesh c’est lui qui a volé la plante de la vie.
En Gn 3 son rôle est de montrer que le péché ne vient pas de l’intérieur de l’homme, créé foncièrement bon par Dieu, le mal ne fait pas partie de sa nature. L’homme est donc responsable de ses actes en se laissant influencer, détourner vers le mal.
Le récit joue sur la nature du serpent qui peut se faufiler, s’insinuer, par sa souplesse et son absence de pattes. L’image elle-même est porteuse de sens pour montrer comment le mal s’introduit dans l’homme d’abord par la pensée, puis par l’action. Le mal agit
- par exagération : « vous ne pouvez pas manger de tous les arbres du jardin » v1 insinue le serpent et Eve corrige
- par défaut :« pas du tout vous ne mourrez pas » v4 affirme le serpent
Le récit met bien l’accent sur le cheminement du mal :
- du serpent vers Eve, puis vers Adam
- de l’imaginaire[7]: (« l’arbre était bon à manger et désirable » v 6) = l’inversion : le mal représenté comme un bien) vers l’action
- de l’inconscient à la conscience (« alors leurs yeux s’ouvrirent » v 7)
- de la honte à la fuite et la peur (« ils se cachèrent » v 8, « j’ai eu peur » v 10).
- de la peur à l’accusation (« c’est la femme qui m’a donné de l’arbre » v 12).
- de l’action à l’irresponsabilité (« c’est le serpent qui m’a séduite » v 13)
Alors que l’homme devrait être à la recherche de Dieu, c’est Dieu qui coure après lui (renversement de perspectives noué en 3,6-7): « Adam où es-tu ? » v9. Toute l’histoire du salut peut-être relue comme une recherche de l’homme par Dieu, d’abord par l’Alliance avec le peuple élu, puis par le Christ. Cette histoire se dénoue lorsque l’homme crie: « Viens Seigneur Jésus soit avec nous » Ap 22,20.
Les conséquences de cette transgression sont davantage la description de la réalité animale et humaine qu’une malédiction ou punition de Dieu. Dieu vient révéler les origines de la réalité vécue par l’homme et par l’animal et l’appeler à entrer dans son plan d’amour qui fait toutes choses bonnes.
- le serpent rampe et l’homme lui est hostile
- la femme enfante dans les douleurs et est dominée
- l’homme travaille péniblement et son corps retourne à la terre
Le jardin d’Eden est fermé, l’homme ne peut y accéder par lui-même, l’immortalité et la pleine connaissance ne lui sont pas accessible.
Mais ce récit n’a pas une connotation foncièrement négative, le mal originel n’aura pas le dernier mot, Adam et Eve ne meurent pas. C’est une première annonce du salut, et on l’on appelle à juste titre : proto-évangile[8].
Nous pouvons relire ce récit à la lumière du Christ, qui est l’incarnation de ce Dieu qui appelle et cherche l’homme. Par Lui et en Lui l’Eden est accessible. Lui-même est entré dans ce jardin (Jn 18,1 : « il y avait là un jardin où Jésus entra avec ses disciples ») et a combattu le bon combat de la foi (« non pas comme je veux mais comme tu veux » Mt 26,39) dans l’obéissance, la soumission et l’abandon (« entre tes mains je remets mon Esprit » Lc 23,46), remettant à nouveau à l’endroit les perspectives faussées par la faute originelle (Gn 3,6-7) : l’homme s’abandonne à la volonté d’amour de Dieu.
Christ nouvel Adam ; Marie nouvelle Eve.
Nous pouvons également lire ce récit pour découvrir le cheminement du mal et du péché, comment le malin agit et l’homme se laisse séduire.
La transgression de l’interdit divin par Eve puis Adam et davantage une faute ontologique que morale. Elle concerne l’être même de l’homme et de Dieu. Adam et Eve n’ont pas accepté d’être créature, ils se prennent pour le créateur, Dieu. Le malin leur fait croire qu’ils peuvent par eux-mêmes accéder à Dieu. La faute originelle concerne ainsi l’être de l’homme ; elle est la racine du péché qui consiste à inverser les rôles (différence créature / créateur) et les perspectives morales (mal = bien) ; ceci est bien marqué par la structure du récit en U qui se renverse en Gn 3,6-7. La transgression provoque un renversement, l’homme ne se regarde plus à partir de Dieu mais de lui-même. Les Béatitudes (Mt 5) rétablissent cette perspective des origines, qui consiste à voir toute chose, personne et événement à partir et avec les yeux de Dieu, dans son accomplissement et non pas seulement dans l’immédiat.
Le double carré logique de la loi et du don de l’Alliance
Le cheminement du péché est magnifiquement illustré symboliquement à travers le serpent, le fruit, l’arbre :
- Dieu crée le jardin et l’homme = DON
- Le commandement : tu peux manger de tous les arbres sauf de l’arbre de la connaissance du bien et du mal = LOI = rapport au donateur
- L’insinuation du serpent : vous deviendrez comme des dieux ; l’arbre est bon et désirable = TENTATION, qui implique un choix
- Eve puis Adam mangent du fruit de l’arbre = TRANSGRESSION
- Leurs yeux s’ouvrent : ils sont nus = RÉVÉLATION DU PÉCHÉ
- Le serpent rampe, la femme enfante dans les douleurs, l’homme travaille péniblement = CHÂTIMENT, la transgression se trouve à l’intérieur d’une Alliance
- J’ai eu peur, je me suis caché = CONFESSION aveu de la faute
- Dieu chasse l’homme du jardin = SACRIFICE , réparation de la faute
Ce double carré logique de la loi et du don de l’Alliance nous le retrouverons tout au long de la Bible.
- logique de la relation d’Alliance
- logique de la Loi
- Dieu fait avec l’homme tout le parcours par le Christ
[1] Pour lire l’A.T. p 34-35. Il faudrait comparer cette structure de Gn 2-3 avec celle de Jn1 également en U et qui se retrouve dans l’évangile de Jean, résumant la vie du Christ : il vient de Dieu son Père et s’abaisse par son incarnation, il retourne vers son Père par sa rédemption.
[2] Pour lire l’A.T. p 37
[3] L’homme de la Bible, comme les hommes de beaucoup d’autres pays du monde aujourd’hui, ont toujours fait une claire distinction entre l’être humain et les animaux. Jamais il ne leur serait venu à l’esprit de mettre sur un quelconque pied d’égalité un être humain avec quelque animal que ce soit. Les animaux sont certes beaux et reflètent la gloire du Dieu créateur (cf. Gn 1; Ps 104; Siracide 42,15;43,33), mais ils sont pour l’utilité de l’être humain (Gn 1,28-31). http://www.interbible.org/interBible/decouverte/comprendre/2004/clb_040507.htm
[4] La vocation de l’homme est inscrite dans sa chair, porteuse de l’image de Dieu, écrit saint Irénée. L’homme debout, le credo de saint Irénée, Singles, Donna, Cerf , Paris, 2008.
[5] Trop souvent dans une compréhension machiste on a vu dans cette image une dépendance de la femme par rapport à l’homme ; une interprétation qui traverse toute la Bible en justifiant cette domination masculine.
[6] cf http://www.bibelwissenschaft.de/nc/wibilex/das-bibellexikon/details/quelle/WIBI/zeichen/n/referenz/28635/cache/e130271fee8cb48159894351454d0a0d/
[7] le fait que le serpent s’adresse d’abord à l’homme féminin, est-ce le signe de l’intériorité et de l’imaginaire plus développé ?
[8] Les symboles du christianisme ancien, p 153-156. On même représenté Adam sur un trône dans le paradis : musée de Hama (Syrie).
Esaü vend son droit d’aînesse pour un plat de lentille
Gn 25,29-34 :
29 Un jour, Jacob préparait un plat, quand Ésaü revint des champs, épuisé.
30 Ésaü dit à Jacob : « Laisse-moi donc avaler cette sauce, le roux qui est là, car je suis épuisé ! » C’est pour cela qu’on a donné à Ésaü le nom d’Édom (c’est-à-dire : le Roux).
31 Jacob lui dit : « Vends-moi maintenant ton droit d’aînesse ! »
32 Ésaü répondit : « Je suis en train de mourir ! À quoi bon mon droit d’aînesse ? »
33 Jacob reprit : « Jure-le moi, maintenant ! » Et Ésaü le jura, il vendit son droit d’aînesse à Jacob.
34 Alors Jacob donna à Ésaü du pain et un plat de lentilles. Celui-ci mangea et but, puis il se leva et s’en alla. C’est ainsi qu’Ésaü montra du mépris pour le droit d’aînesse.
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Questions :
Commentaire :
Esaü et Jacob sont jumeaux, donc en soi sur un pied d’égalité et pourtant le droit d’aînesse est leur combat, déjà dans le sein maternel. Entre préférence (Jacob) et aînesse (Esaü), Dieu semble choisir[1]. Il est surprenant que Dieu semble soutenir Jacob, qui achète le droit d’aînesse, et qui ruse pour obtenir la bénédiction de son père Isaac. Mais il l’avait prédit à Rebecca.
D’abord ils sont jumeaux… C’est-à-dire mêmes et autres. Il y a donc entre eux à la fois fusion et rivalité, complicité et détestation, intimité et besoin d’autonomie. Chez Jacob et Esaü, tels que la Bible nous les présente, c’est bien cette rivalité qui l’emporte et va entraîner le désir de faire disparaître l’autre, soit celui qui est devant, soit l’usurpateur. Ici, comme dans tant de fratries, l’aîné semble toujours être blessé de ne pas suffire aux yeux de ses parents ; tandis que le cadet semble toujours blessé de n’être que le second, et pourtant le meilleur.
Dans toute cette histoire de frères, le père (Isaac) est passif, quasi absent, ou alors facilement manipulé. Rebecca, la mère a en revanche un rôle décisif : c’est elle qui choisit, décide, joue, trompe, conduit ; c’est elle qui écarte son aîné Esaü, en ridiculisant son mari à propos de la bénédiction, puis rejette son aîné à cause de ses épouses.
Comparons Esaü et Jacob[2]
Esaü | Jacob |
Se battent dès le sein maternel | |
animal, velu, nommé pour un caractère extérieur : « roux » | volontaire, décidé, nommé pour un caractère intérieur : « talon », « celui qui s’accroche » |
vit dehors : le Rouge, chasseur, fera couler le sang, et voudra celui de son frère | aime vivre dedans, sous la tente (lieu de pouvoir, lieu d’engendrement), plus tard abri pour le coffre des Tables de la Loi, (symbole de la vie intérieure, de la vie spirituelle) |
un aîné qui ressemble au père, chasseur, mangeur de gibier,
|
un puîné, qui ressemble à la mère, paisible, intelligent, intériorisé, |
pas très malin ni très soucieux de la bénédiction de Dieu reçue d’Abraham | c’est-à-dire spirituel ; et conscient de la valeur inouïe de la bénédiction offerte à son grand-père. |
s’égare, se trompe, dédaigne l’essentiel, et à deux doigts de lutter contre Dieu, mais finit par réussir matériellement après un parcours banal, puis disparaît | réussit, hérite, lutte avec Dieu et les hommes, et finalement porte, perpétue et transmet, lui seul, la bénédiction, devenant Israël |
aimé de son père | aimé de sa mère |
Les deux frères échangent un plat de lentilles contre un droit d’aînesse. La Bible ne plaisante pas avec le droit d’aînesse : (Dt 21,15) stipule : « il est interdit de priver un aîné de sa part d’aîné ».
Esaü avait faim. Jacob aussi, qui s’était préparé un petit plat parfumé. Ils auraient pu le partager, en frères. Mais non, il y renonce pour une tout autre faim, pour supplanter son frère. |
|
Perdu le droit d’aînesse pour un brouet rouge, comme lui… (la Bible le ridiculise !) | impitoyablement calculateur, ambitieux, sans scrupules, retors (il fera pire avec son beau-père Laban : Gn 31) |
mépris d’Esaü pour la bénédiction de son grand-père, trompeuse certitude qu’il sera toujours l’aîné, le dominant | conscient de la valeur capitale de la bénédiction, qu’il ne faut pas laisser confiée à son balourd de frère, une bénédiction dont le droit d’aînesse est la clef. Jacob s’accroche au talon de celui qui le devance, pour le supplanter. |
Isaac, aveugle, (trompé) bénit Jacob poussé par Rébecca au lieu d’Esaü | |
cri de désespoir d’Esaü, colère et pleurs, floué, trompé par ses plus proches : sa mère, son frère jumeau
désarroi d’Isaac, son père, atterré et impuissant devant son erreur, qui n’a pas su reconnaître ni le protéger, le fils aîné et aimé |
deux frères irréconciliables |
la bénédiction n’appartient pas à Isaac, elle vient de Dieu, elle ne peut se transmettre deux fois | porteur de la promesse |
d’attendre la mort de son père pour tuer son frère | Rebecca, leur mère, qui toujours conduit l’histoire, le devine et ne veut pas perdre ses deux fils en un seul jour, l’un assassiné, l’autre assassin de son frère. Elle manipule à nouveau Isaac, et exile son fils préféré, pour sauver sa vie. |
Reste au pays (antithèse d’Abraham) | Doit s’exiler (cf = Abraham) |
épouse qui passe (Gn 36) devant ses yeux, des filles du pays des Hittites, plus tard une cousine (nièce de son père), pour se rattraper aux yeux de sa mère | épouse des filles de sa famille d’origine, et plus précisément des nièces de sa mère : Léa et Rachel, rivales. Rachel la préférée.
prend son temps, il épargne même son désir, il épargne pour son avenir ; il mérite chacune de ses épouses, sept ans de travail pour chacune ; il sait qui, où et pourquoi, il épouse |
On peut relire cette histoire de frères, rocambolesque, à la fois triste et joyeuse, comme une parabole de l’humanité. Comme deux façons très différentes d’être humain :
- d’un côté, Esaü, un être de chair, de force, de peu d’intelligence, peu flatté, représentant le versant uniquement humain de l’homme, charnel, pesant, égocentré ;
- et de l’autre côté, Jacob un être humain tout autant de chair, et même de ruse, de malignité, de convoitise, mais qui place sa vie, ses combats, ses ambitions personnelles dans beaucoup plus que soi.
Il fait une place, en lui et dans sa vie, pour plus que soi. Il représente le versant spirituel de l’homme ouvert à plus que soi : Dieu. Seul Jacob va pouvoir se réconcilier en faisant tout un chemin intérieur
Rebecca, en donnant naissance à des jumeaux, se donne la possibilité de se perpétuer la bénédiction d’Abraham, par un descendant digne de cette bénédiction et capable d’en assumer la charge. Ce qui compte c’est l’aptitude à percevoir et à recevoir ce qui vient d’ailleurs, de plus haut, de Dieu (attitude spirituelle).
La justesse du choix de Rebecca (celui de Dieu lui-même = élection) envers son cadet, à côté d’un Isaac inattentif (aînesse = physique), va s’éclairer aux travers de chaque épisode de la relation entre les deux frères.
[1] Ce thème du cadet préféré à l’aîné concerne aussi Abel (Gn 4,4-5), Isaac (17, 15-21), Joseph (37,3-11), David (1Sm 16,6-13) et bien d’autres. Dieu, libre, aime choisir les petits pour réaliser ses desseins (cf le Magnificat Lc 1,46-55). Pour lire l’A.T. p 47. Jésus s’identifiera à tous ces petits (Mt 25,40).
[2] Ce commentaire s’appuie particulièrement sur
David : Ps 34,16 : Ils blasphèment, ils me couvrent de sarcasmes, grinçant des dents contre moi.
Michée : (Za 3,1) : Le Seigneur me fit voir Josué, le grand prêtre, qui se tenait devant l’ange du Seigneur, tandis que le Satan était debout à sa droite pour l’accuser.Job 16,10
Job : Job 16,11 : Dieu me livre à des garnements, aux mains des méchants il me jette.
Isaïe : Es 29,16 : C’est le monde à l’envers ! L’argile se prend-elle pour le potier ? L’ouvrage va-t-il dire de son fabricant : « Il ne m’a pas fabriqué », et le pot va-t-il dire du potier : « Il n’y connaît rien »